lundi 18 décembre 2006

Sur la route



Lorsqu'il s'installa derrière son volant, Franz eut le pressentiment que ce réveillon du 31 ne serait pas comme les autres…

Le lecteur CD entama alors le Stabat Mater dans la version de Pergolèse, la seule selon lui qui valait la peine (clic droit ICI "ouvrir dans nouvel onglet" pour mettre le son ). Dès les premières notes, Franz pensa alors à la plénitude de sa vie qu’un tel moment de grâce allait rendre encore plus heureuse. La profondeur des chants, la douceur des paroles, la légèreté sobre des notes le confondait dans une immense sérénité qu’il ne trouvait pourtant pas triste. Cette poignante douleur était aussi intensément charnelle qu’un sein de femme que l’on caresse du bout des lèvres avec langueur, un intense amour, songea-t-il.

La sinuosité du paysage qui l’accompagnait dans son véhicule, les arbres diffus éclairés en contre-jour par la lune ronde qui se penchaient sur son passage étaient les chefs d’orchestres de la mélodie qui pouvaient l’amener jusqu’au-delà du ciel étoilé et glacial. Plus rien ne comptait. Cette route, et la musique, rendaient une paix ineffable à son âme de jeune homme trentenaire qui avait toujours su prendre la vie avec discernement. Son intuition le guidait chaque jour vers les sages résolutions, quitte à en pâtir un temps. Assez discret dans pas mal de domaines qui font que la vie aurait pu être futile pour lui, Franz étonnait toujours son entourage par la sobriété de ses actes et la maturité de ses jugements. Il dégageait une forte impression dès le premier contact qui faisait comprendre que son être était Un. Rien n’était simple quand on l’approchait, mais pour lui, tout l’était. Sa clairvoyance d’homme de la nature l’accompagnait sans jamais de grosses déceptions, même si parfois il avait pris des risques incongrus.

Pourquoi fallait-il que les hommes de cette terre soient aussi rares pour donner à la vie cette façon aussi sublime de s’exprimer à travers la musique ? Pensa-t-il au sujet du compositeur. Qu’y avait-il donc là à transmettre quand la magie des airs et des sons entamaient si puissamment sa pensée jusque dans sa propre chair ? Mort à vingt-six ans dans de terribles souffrances alors qu’il composait cet air, Pergolesi avait gravé son oeuvre dans le marbre comme jamais d’autres après lui ne le firent, que l’expression de la mort était aussi vitale.

La vitesse et la puissance de son véhicule grisaient Franz tandis qu’il écoutait les andantes se succédant aux moderatos…. Si le premier mouvement avait donné une profondeur d’une intensité émotionnelle sans égal, que Vivaldi n’avait pas su rendre aussi envoûtante de calme, les autres mouvements étaient toutefois très variés. Tous les morceaux étaient un parfait hymne à la méditation dans un enchainement baroque dépouillé.

Franz sondait sa vie durant ce temps écoulé depuis son départ du domicile. Il aurait pu tracer sur ce chemin de fin d’année toute sa destinée simple et émouvante. Ses pensées étaient aussi claires que l’horizon étoilé qui le couvait de mille feux distincts, sans fioriture, sans détail inutile. Son émotion était à son comble et pourtant il soupçonnait que quelque chose arriverait sans prévenir ce soir là. Rien de grave. Non. Juste une idée fixe qui s’était introduite dans son esprit comme on oublie quelque bricole à emporter qui d’un coup devient essentielle. Une certitude vague. Mais la réponse ne venant pas alors il continua à rouler sans se soucier vraiment de cette impression subtile qui ne le malmenait pas pour autant…

Il s’introduisit avec volupté dans la quatrième partie de la composition, un peu plus légère que les autres, mais tout aussi savoureuse, quand il s’aperçu que le disque passait pour la troisième fois déjà. Il avait beaucoup roulé. La montre digitale de son écran indiquait que le réveillon était déjà terminé de quarante bonnes minutes. Il avait totalement oublié son invitation parmi les siens. Il s’en foutait royalement. Comme un prince. Il rentra chez lui…comblé, repu. Il savoura de béatitude ce passage sublime et égoïste vers une nouvelle année.

ps : vous pouvez continuer vos lectures avec le fond musical...


jeudi 7 décembre 2006

Stabat Pater VI


L'odeur de la sciure me ramena à un souvenir de ma merveilleuse enfance.

Nous étions tous les deux ce jour là dans la maison de campagne dans laquelle tu passais ton temps à charpenter. Là je devenais ton esclave bénévole le temps d’une après midi estivale. J’avais à peu près 13 ans. J’apprenais avec toi à me servir de mes dix doigts dans le prolongement de ma cervelle. Cette bâtisse craquelée était ton jouet, ton terrain d’expression physique autant qu’oral. Ainsi tu me saoulais avec tes histoires béates et sans fin, tandis que nous bricolions.


Concerto pour scie


Chaque fois que j’utilisais une scie pour trancher une lame de parquet, et que je devenais distrait, tu n’étais pas très loin pour me reprendre : « — Tsst, tsst, le marchand de scie m’a vendu toutes les dents de la scie !! » Alors les mouvements de mon frêle bras devenaient plus amples d’une extrémité à l’autre de la lame… Je me rendais compte, après ta subtile remarque, que ça allait surtout bien plus vite ainsi. La sciure tombait sur mes godasses. On la stockait ensuite pour éponger je ne sais quoi… au cas où…

Couverts de cette poussière de châtaigner, nous nous concentrions sur les mesures à prendre et la manière de mieux agencer chaque lame par rapport à l’autre ; sur l’inclinaison du clou ; sur l’angle d’attaque du marteau ; sur la cale indispensable pour mieux ajuster…

Dans un coin du grenier que nous avions déjà terminé, j’aperçu alors de larges planches beaucoup plus grandes, d’une essence différente, posées à même le sol. Je ne les avais pas observées la fois précédente.

— Ca ! me dis-tu alors que tu m’observais, c’est pour quand je serai mort. Je ne fus pas vraiment étonné de ton sens pratique habituel et de ton impudeur d’homme vieillissant. « Au cas où… »

A travers la lucarne, un rai de lumière éclaboussa les particules de bois en suspension dans lesquels je flottais comme un ange. Mes narines s’imprégnaient de ces milliers de lucioles. Un brouillard tiède, doué de nature enchanteresse se collait à mes cheveux ; me calfeutrait les oreilles ; s’amoncelait dans la commissure de mes paupières, de mes lèvres. Le divin était proche et je transperçais de mon corps le rai de lumière oblique pour voir si ma boule de cristal intérieure fonctionnait correctement. C’était beau.

Tu rajoutais : — Je me fiche pas mal, ce jour là, d’être enfermé dans un cercueil vernis calfeutré de taffetas blanc. Hop !! Entre ces quatre planches et dans un trou au fond du jardin…. Ce sera au poil. Pas de voisins !! Je trouvais intérieurement cette idée géniale.

— C’est du cèdre, précisas-tu, beaucoup plus dur pour les vers…

Lorsque nous partions, ce qui finissait de me réjouir c'est que déjà, si jeune, tu m’avais appris à conduire ton vieux break Ami 6 qui tanguait dans les virages. Il me servait surtout à visiter les prairies herbeuses du coin quand tu n’étais pas avec moi. Cela t’exaspérait et me plaisait énormément.

Tant de dizaines d’années nous séparaient mais tu ne m’avais pas caché non plus que si tu m’avais aussi appris à conduire si tôt quand nous partions tous les deux, c’était toujours…au cas où… Et je me sentais grand, avec toute cette poussière de bois sec qui me bouchait le nez et collait mes cheveux tout crades !!


dimanche 3 décembre 2006

Stabat Pater V



Tu écartes à peine la paupière d’un œil dans ton demi-sommeil endolori et aussitôt tu prononces mon prénom alors que tu ne m’as pas revu depuis un moment. Tu refermes ton œil et tu restes dans le vague de ton âme un moment avant de te tirer complètement de ta torpeur de ce début d’après midi. Tu tends tes bras, tu crispes ton visage. Je ne te précipite pas. J’attends, accroupi à tes genoux, face à toi, que ta lumière se fasse peu à peu.

Je t’ai apporté ces biscuits que tu aimes tant... et moi aussi. Avec ton béret vissé sur le crâne, tu me fais sourire dans cet intérieur médical dénué de toute chaleur.


Un pas de plus.... ou de moins ?

La porte reste ouverte sur le couloir car c’est aussi la vie qui déambule à proximité de toi. D’un coté les voilages de la porte vitrée sont tirés pour cacher le jardin où des vieillards que tu ne veux pas voir déambulent. De l’autre coté des chariots et les aides soignantes vont à leurs occupations et passent nous faire un petit bonjour.

Depuis ta chambre minuscule j’entends les appels sourds qui proviennent d’un patient qui gît dans une autre pièce au fond du long couloir inhospitalier. Un appel fort qui résonne, à peine compréhensible « Un-fé-mé !!! », répété sans discontinuer. Je frémis à cette mélopée.

Collé au dossier de ce fauteuil, tu es bien tenu par tes os un peu rouillés, épatant chacun de ta capacité à pouvoir dormir presque debout. La nuque raidie et le nez en l’air. Je n’y vois que ta fierté habituelle statufiée. A ton âge, tu m’impressionnes, non plus de ta toute puissance arbitraire et de tes coups de gueules imprévisibles perdus depuis longtemps, mais parce que je te trouve alors très beau. Malgré la déchéance de ton corps et de ta pensée, tu gardes cette immanence qui nous a tous fait un peu de ta chaire. Je suis profondément respectueux et alors je t’enlace dans mes bras comme je peux, comme j’ai appris à le faire depuis peu. Je sais que cela te touche et moi, dans quelques temps, je ne pourrai plus le faire.

La mélopée persiste depuis le couloir. « Un-fé-mé !! ». Je m’habitue.

Alors extirpé de ton calme apparent tu me demandes « -Où est ta voiture ? ». Nous sortons dehors mais je ne te montre pas où est ma voiture. Je la prendrais volontiers pour t’amener directement au paradis qui ne t’attend pas forcément. Mais une fois là haut, je suis sûr que tu aurais bien su négocier ton entrée avec les tenanciers de la boutique. Et « - J’ai fais ce que j’ai pu !!» avec ta mine contrite que tu sais prendre, aurait probablement suffit.

Dans la rue tu acceptes mon bras non sans me faire remarquer que tu aurais préféré que se soit l’inverse. Mais tu acceptes que cet ordre des choses soit inversé et je te trouve incroyablement doux. Tu as froid. Je te couvre de mon blouson. Il fait pourtant très bon pour cette fin de mois de novembre.

Nous marchons.

Tu ne revendiques rien et commentes, à ton habitude, ce que tu vois alentours. Ta vue est encore excellente. En traversant les rues et les parkings tu me demandes encore « Où est ta voiture ? ». Elle n’est pas ici. Tu ne la verras pas.

Je te l’aurai bien prêté pour que tu ailles te divertir dans quelques brocantes des environs. Mais j’en ai besoin et, tu sais, il y a longtemps que tu ne conduis plus. Ta voiture à toi, que tu ne me réclames plus maintenant, est vendue depuis deux ans. Tu ne me parles plus aussi d’Andernos et de cette envie, comme un rituel indispensable que tu t’étais fixé, pour finir en paix.

Tu parais avoir compris là où tu te trouves et pourquoi tu y es maintenant. Tu dénigres ces « grabataires » qui t’entourent avec ton ironie intacte. Tu n’as pas tant changé. Moi, je t’ai pardonné tout ce que tu m’as fait ou ce que tu n’as pas fait. Mes douleurs indicibles, mes rancoeurs se sont dissipées…

Nous passons dans la ruelle. Comme je t’explique que maman est partie se reposer en Alsace, tu concèdes aussitôt « - Comme je la comprends ».

A mon bras tu es tranquille. Devant la haute tour carrée de pierres historiques qui surplombe la bourgade tu y aurais bien vu un château d’eau camouflé. Ou bien « Ca doit pas être facile à chauffer ! ». Soit. Et je savoure tes commentaires de personnage encore curieux et attentif à tout. Surtout les pissotières, que nous dépassons, ne t’ont pas échappées.

Ici, rien de cela, tu seras bien soigné pour quelques semaines et en sécurité.

Nous retournons sur nos pas depuis la place centrale. Dans le couloir aseptisé, le ton du gisant s’est étouffé et le « Un-fé-mé » se fait moins preignant. Jusqu’à ce que je réalise qu’il s’adresse à l’infirmière.

Je te regarde fixement dans le bleu passé de tes deux yeux quelques peu cernés et rougis. Cela te fais sourire. Je te serre dans mes bras. Cela te surprend à chaque fois, mais tu me le rends sans rechigner. Vois-tu comme tu pourrais être à ma merci si je t’étreignais un peu trop fort ? Sous mes mains, à travers ton pull, je sens tes omoplates acérées et les plis de ta colonne vertébrale rocailleuse. Pourtant tu es doux. Quand je m’écarte, tu as cette mine réjouie et un peu gênée de t’être laissé surprendre par une émotion dont tu n’as pas l’habitude. Ton père lui-même te prenait-il dans ses bras ? Bien sur, mais tu as oublié. Que t’as-t-il dit aussi de cette vie si longue et si riche que tu as allais avoir, alors que lui-même t’a laissé si jeune ? Il n’a sans doute pas eu le temps. Comment est-il possible que certains traversent des décennies en toute quiétude avec cette naïveté d’enfant gâté ?

Je te laisse là, hésitant, chancelant debout sur tes frêles échasses à rechercher ta canne qui est désormais perdue dans un des couloirs immenses.

Mais tu me demandes encore :

« -Où est ta voiture ? »

Et je songe :

« - Ma voiture ? Elle s’est écrasée contre un arbre sur la route qui mène à l’horizon de ma peine. »