dimanche 3 décembre 2006

Stabat Pater V



Tu écartes à peine la paupière d’un œil dans ton demi-sommeil endolori et aussitôt tu prononces mon prénom alors que tu ne m’as pas revu depuis un moment. Tu refermes ton œil et tu restes dans le vague de ton âme un moment avant de te tirer complètement de ta torpeur de ce début d’après midi. Tu tends tes bras, tu crispes ton visage. Je ne te précipite pas. J’attends, accroupi à tes genoux, face à toi, que ta lumière se fasse peu à peu.

Je t’ai apporté ces biscuits que tu aimes tant... et moi aussi. Avec ton béret vissé sur le crâne, tu me fais sourire dans cet intérieur médical dénué de toute chaleur.


Un pas de plus.... ou de moins ?

La porte reste ouverte sur le couloir car c’est aussi la vie qui déambule à proximité de toi. D’un coté les voilages de la porte vitrée sont tirés pour cacher le jardin où des vieillards que tu ne veux pas voir déambulent. De l’autre coté des chariots et les aides soignantes vont à leurs occupations et passent nous faire un petit bonjour.

Depuis ta chambre minuscule j’entends les appels sourds qui proviennent d’un patient qui gît dans une autre pièce au fond du long couloir inhospitalier. Un appel fort qui résonne, à peine compréhensible « Un-fé-mé !!! », répété sans discontinuer. Je frémis à cette mélopée.

Collé au dossier de ce fauteuil, tu es bien tenu par tes os un peu rouillés, épatant chacun de ta capacité à pouvoir dormir presque debout. La nuque raidie et le nez en l’air. Je n’y vois que ta fierté habituelle statufiée. A ton âge, tu m’impressionnes, non plus de ta toute puissance arbitraire et de tes coups de gueules imprévisibles perdus depuis longtemps, mais parce que je te trouve alors très beau. Malgré la déchéance de ton corps et de ta pensée, tu gardes cette immanence qui nous a tous fait un peu de ta chaire. Je suis profondément respectueux et alors je t’enlace dans mes bras comme je peux, comme j’ai appris à le faire depuis peu. Je sais que cela te touche et moi, dans quelques temps, je ne pourrai plus le faire.

La mélopée persiste depuis le couloir. « Un-fé-mé !! ». Je m’habitue.

Alors extirpé de ton calme apparent tu me demandes « -Où est ta voiture ? ». Nous sortons dehors mais je ne te montre pas où est ma voiture. Je la prendrais volontiers pour t’amener directement au paradis qui ne t’attend pas forcément. Mais une fois là haut, je suis sûr que tu aurais bien su négocier ton entrée avec les tenanciers de la boutique. Et « - J’ai fais ce que j’ai pu !!» avec ta mine contrite que tu sais prendre, aurait probablement suffit.

Dans la rue tu acceptes mon bras non sans me faire remarquer que tu aurais préféré que se soit l’inverse. Mais tu acceptes que cet ordre des choses soit inversé et je te trouve incroyablement doux. Tu as froid. Je te couvre de mon blouson. Il fait pourtant très bon pour cette fin de mois de novembre.

Nous marchons.

Tu ne revendiques rien et commentes, à ton habitude, ce que tu vois alentours. Ta vue est encore excellente. En traversant les rues et les parkings tu me demandes encore « Où est ta voiture ? ». Elle n’est pas ici. Tu ne la verras pas.

Je te l’aurai bien prêté pour que tu ailles te divertir dans quelques brocantes des environs. Mais j’en ai besoin et, tu sais, il y a longtemps que tu ne conduis plus. Ta voiture à toi, que tu ne me réclames plus maintenant, est vendue depuis deux ans. Tu ne me parles plus aussi d’Andernos et de cette envie, comme un rituel indispensable que tu t’étais fixé, pour finir en paix.

Tu parais avoir compris là où tu te trouves et pourquoi tu y es maintenant. Tu dénigres ces « grabataires » qui t’entourent avec ton ironie intacte. Tu n’as pas tant changé. Moi, je t’ai pardonné tout ce que tu m’as fait ou ce que tu n’as pas fait. Mes douleurs indicibles, mes rancoeurs se sont dissipées…

Nous passons dans la ruelle. Comme je t’explique que maman est partie se reposer en Alsace, tu concèdes aussitôt « - Comme je la comprends ».

A mon bras tu es tranquille. Devant la haute tour carrée de pierres historiques qui surplombe la bourgade tu y aurais bien vu un château d’eau camouflé. Ou bien « Ca doit pas être facile à chauffer ! ». Soit. Et je savoure tes commentaires de personnage encore curieux et attentif à tout. Surtout les pissotières, que nous dépassons, ne t’ont pas échappées.

Ici, rien de cela, tu seras bien soigné pour quelques semaines et en sécurité.

Nous retournons sur nos pas depuis la place centrale. Dans le couloir aseptisé, le ton du gisant s’est étouffé et le « Un-fé-mé » se fait moins preignant. Jusqu’à ce que je réalise qu’il s’adresse à l’infirmière.

Je te regarde fixement dans le bleu passé de tes deux yeux quelques peu cernés et rougis. Cela te fais sourire. Je te serre dans mes bras. Cela te surprend à chaque fois, mais tu me le rends sans rechigner. Vois-tu comme tu pourrais être à ma merci si je t’étreignais un peu trop fort ? Sous mes mains, à travers ton pull, je sens tes omoplates acérées et les plis de ta colonne vertébrale rocailleuse. Pourtant tu es doux. Quand je m’écarte, tu as cette mine réjouie et un peu gênée de t’être laissé surprendre par une émotion dont tu n’as pas l’habitude. Ton père lui-même te prenait-il dans ses bras ? Bien sur, mais tu as oublié. Que t’as-t-il dit aussi de cette vie si longue et si riche que tu as allais avoir, alors que lui-même t’a laissé si jeune ? Il n’a sans doute pas eu le temps. Comment est-il possible que certains traversent des décennies en toute quiétude avec cette naïveté d’enfant gâté ?

Je te laisse là, hésitant, chancelant debout sur tes frêles échasses à rechercher ta canne qui est désormais perdue dans un des couloirs immenses.

Mais tu me demandes encore :

« -Où est ta voiture ? »

Et je songe :

« - Ma voiture ? Elle s’est écrasée contre un arbre sur la route qui mène à l’horizon de ma peine. »


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