Àl'abri des remparts de Saint-Malo dans le dédale des ruelles grises,
l'homme avait les mains tassées au fond des poches de son pantalon,
le teint blafard, des cernes sous les yeux, une barbe de trois jours.
Il s'était arrêté devant le restaurant Delaunay où il songeait
avec délice manger une moule frite onctueuse, dont le goût
d'oignons et de vin blanc lui réjouirait le palais des heures
durant. Une seule. Une moule et une frite. C'était tout ce qu'il
souhaitait et pouvait s'offrir avec les pièces de vingt centimes
qu'il avait trouvées sur le trottoir, probablement délaissées par
des touristes. Pour notre homme, au chômage depuis vingt-quatre
mois, c'était une aubaine. Il voulait tenter sa chance. Mais le
restaurant était fermé. Pas de bol !
Il décida de sortir de la vieille ville pour emprunter à pied le quai Saint-Vincent et admirer le front de mer. Au moins, c'était gratuit, les hauts murs obscurs ne l'oppresseraient plus ! Il avait envie de grand large pour aérer les pensées ternes qui l'envahissaient depuis des semaines.
Sur
son chemin il rencontra un couple dont le roquet, tenu en laisse,
avait relevé sa patte arrière pour pisser sur une bite d'amarrage.
Il s'exclama à l'adresse du cabot :
― Hé,
espèce d'avorton, te fais pas chier !
Le
couple, probablement hollandais, offusqué par le ton aigre du
marcheur ne comprit pas très bien la remarque et répliqua :
― Hach
! C'est toi l'avatar !
Regard
en biais par-dessus son épaule, notre homme errant, qui, pour une
fois s'échappait du HLM dans lequel il marinait à longueur de
journée, continua son parcours. Les poings serrés à l'étroit dans
le tissu dont il pouvait sentir les coutures, il allait faire le tour
du port de plaisance quand il croisa le petit train touristique qui
amenait les badauds. Sur celui-ci des marmots se bâfraient de glace
à la vanille, ou à la fraise, et s'en plastronnaient allègrement
les cuisses et les mains. Les parents regardaient ailleurs. Ses
pensées devinrent encore plus sombres et lourdes a porter. Il songea
à ses quatre enfants, puis évacua rapidement cette image de son
esprit. Il avait envie d'être égoïste aujourd'hui, de ne penser
qu'à lui, alors que dans sa poche tintaient les quelques pièces
qu'il avait trouvées.
Il
croisa l'avenue Louis Martin, puis aperçut les panneaux "Palais
du Grand large" et "Casino", juxtaposés, dans la même
direction, comme une provocation ultime à ses désirs les plus
enfouis. L'air était frais, l'odeur de la vase du port à marée
basse était chassée par les embruns venus du large qui attiraient
ses pulsions. Son esprit s'éclaircit. Il se remémora quelques
lignes que sa fille de 12 ans avait écrites, en espérant un jour
devenir chanteuse d'ambiance.
"Au
4e étage, sans ascenceur, j’me fais les muscles des gambettes,
Quand
je monte les sacs à provisions, j’me d’mande où j’ai ma tête,
J’espère
surtout qu’j’ai rien oublié, pas question de redescendre,
Est-ce
que j’ai bien fermé la voiture à clef ? Envie d’me
peeeeeeeeeeeendre !!"
C'était
justement, ce qu'il voulait éviter et continua sa marche l'âme
perturbée, mais combattante. En s'approchant des deux panneaux, il
médita un instant, puis pensa que l'un ou l'autre amènerait de
toute façon à la même destination : la perdition. Sa
bourgeoise, qui l'irritait particulièrement en ces moments
difficiles, tenait sévèrement les cordons de la bourse. Elle
assénait régulièrement "trop de désir nuit", et notait
méticuleusement, jour après jour, chaque centime gagné et dépensé.
Pas de superflu. Il chassa à nouveau d'un mouvement de refus
l'ambiance morne, boueuse et triste que lui imposât la vision de
cette femme. Il traversa le quai Duguay-Trouin, l'ancien corsaire
statufié, qui, de sa main droite, discrètement, indiquait à
l'homme de poursuivre son chemin. Il fut ragaillardi par cette
suggestion et en apercevant le casino à quelques pas, décida de s'y
rendre.
Il
avait envie ce jour-là de se sentir l'âme conquérante face aux
éléments qui le bravaient, tel Surcouf, et serra dans son poing les
quelques pièces devenues chaudes quand il poussa la porte de la
salle des machines à sous.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire